Chronique III : 29
Juillet 2013 // L’effacement, Compagnie Brut de Béton
Propos :
Comme
des millions de « petites vieilles », Marie-Line a une histoire.
Comme pour des centaines de milliers d’entre elles, cette histoire disparaît
irrémédiablement. Marie-Line a de bonnes raisons de vouloir oublier ce monde.
Il ne ressemble en rien à celui qu’elle avait construit durant le XXe siècle à
travers ses « résistances ».
Alors, elle nous fait un dernier
« tour de piste » pour se montrer avant de s’égarer définitivement.
Restes de chansons, bouts de phrases, réminiscence de mouvements, voilà ce qui
lui permet encore d’être là.
Beckettienne malgré elle, Marie-Line s’efface
dans une certaine joie.
La chronique d’Olivier :
Bonsoir,
En ouverture de cette chronique,
j’aimerais vous poser une question qui, selon l’expression consacrée, me brûle
évidemment les lèvres, mais
surtout, me taraude frénétiquement
l’entendement.
Qu’est-ce-que vous faites
là ?
Je veux dire, ce qui me
plairait de savoir, c’est pourquoi, sans y être manifestement contraints,
choisir de venir voir un spectacle sur la vieillesse, car vous l’aurez compris,
L’effacement ne traite évidemment pas
de la problématique de la dette grecque mais bien-sûr de ce stade ultime de
l’existence où, sans être encore tout à fait un fantôme, on ressemble déjà
manifestement à une sorte d’oubli.
Non, sincèrement, j’aimerais
connaître la raison de votre présence ce soir, parce que, voyez-vous, moi, par
exemple, je fais partie de ces gens que la vieillesse répugne. Et oui, je n’ai
pas honte de le dire, la vieillesse me dégoûte, avec tous ses pathétiques
tremblements, son cortège de plis adipeux et ses incontinents filets de bave
qui viennent s’écraser dans un bruit mou sur des charentaises poisseuses et
avachies. Beurk ! Quel manque de dignité que la vieillesse.
A mon âge, même si j’affiche
ce port altier et ce teint frais que m’envient les premières communiantes, je
ne supporte plus du tout l’idée du temps qui passe. La simple vision d’une date
de péremption sur un pot de yaourt me plonge irrémédiablement dans une profonde
mélancolie.
Du coup, je m’adapte. Je ne
bois que du Beaujolais Nouveau, ne vais voir que des films de Mickael Young et
ne ris qu’aux blagues d’Olivier Lejeune.
Et n’allez surtout pas
croire, je vous en prie, qu’il s’agisse là d’une quelconque forme de lâcheté,
non point. Je ne crains, par exemple, tel que vous me voyez, nullement la mort…
des autres. Non, blague à part, la mort ne m’effraie pas plus que ça. La mort,
convenez-en, est mille fois moins anxiogène que la vieillesse. La mort, c’est
franc, c’est direct, ça arrive et hop, on part direct bras-dessus bras-dessous
en voyage de fosse.
Alors que la vieillesse, vous
serez d’accord, c’est sournois, ça s’immisce à l’insu de notre plein gré et ça
peut vous ronger la couenne, comme un cancer, pendant plusieurs dizaines
d’années.
Jacques Brel avait raison.
Mourir, la belle affaire. Mais vieillir, ah, vieillir. D’autant que le problème
avec la vieillesse, c’est de savoir quand elle commence.
Les sciences à ce jour
restent totalement impuissantes à cerner l’instant précis où l’homme bascule
vers le début de sa fin. La littérature ne nous renseigne guère plus.
Pour Eugène Ionesco, par
exemple, si l’on en croit son Journal en Miettes, la vieillesse attaquerait
dès la fin de l’enfance. « Tout va bien, écrit-il, tant qu’un quart
d’heure de récréation est interminable, tant qu’on a le temps durant ce quart
d’heure d’avoir l’idée d’un jeu, de le jouer, de le finir et d’en recommencer
un autre. C’est alors le monde qui tourne autour de vous, puis un jour, au
début de l’adolescence, on ne sait pas trop pourquoi, on bouge, on fait un pas,
puis un autre, et on se met à courir, courir après les choses, courir avec les
choses, alors on coule ».
Pierre Desproges, quant à
lui, datait son vieillissement personnel du moment où, disait-il, il avait
constaté qu’il commençait à s’essouffler dans les pentes trop dures ou les
femmes trop molles. Bon ici, en Auvergne, étant franchement dotés ni des unes
ni des autres, cette scientifique observation ne nous est d’aucun secours pour
traquer notre éventuel début de compte à rebours personnel.
Et que dire de Victor Hugo
qui lui, carrément, affirmait qu’il suffit à un homme de naître pour être assez
vieux pour mourir.
Mais je parle, je parle, et
les aiguilles tournent et vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous veniez
chercher ce soir en venant assister à ce spectacle, L’effacement. J’en déduis donc que, soit vous faites partie d’un
voyage d’études Modavio-ukrainiens et que vous ne comprenez pas un traître mot
de ce que je vous raconte depuis 5 mn, soit votre silence est une délicate et
pudique façon de me dire qu’il n’y a tout simplement pas de réponse à la raison
de votre présence, pas plus qu’à la mienne d’ailleurs.
N’en déplaise au grand
William, « to be or not be » n’a peut-être aucun sens et que la seule
question qui vaille vraiment c’est « comment » être ou ne pas être.
Et à vous voir là, tranquillement assis ensemble, apaisés, peut-être même
heureux, vous donneriez presque envie.
Peut-être est-ce vous qui
avez raison.
Peut-être que la meilleure
façon de se tenir, après tout, à l’écart de la vieillesse, c’est, comme vous,
de savoir prendre son temps.
Prendre encore le temps de
s’émerveiller de ce cadeau fou et incompréhensible qu’est la vie juste pour le
plaisir de rire, de pleurer, de s’émouvoir.
Alors oui, venir au spectacle
pour contempler, une fois encore, avec L’effacement,
la beauté d’une fin de vie juste parce que c’est encore de la vie, au même
titre que la fin d’une histoire d’amour, c’est encore un petit bout d’une
histoire d’amour.
Oui, vous avez sans doute
raison, courir après le temps, comme le lapin d’Alice au Pays des Merveilles,
ce n’est pas vivre, alors, allons lentement puisque nous sommes pressés, et
vivons.
Je deviendrai vieux, vous
deviendrez vieux, et alors, on retombera tous enfin en enfance, on retrouvera
notre quart d’heure infini de jeux dans la cour de récréation, on rira sans
plus se soucier du temps, la mort essaiera de nous attraper et nous, on lui
tirera la langue, juste comme ça pour la narguer, pour lui faire comprendre
qu’on est trop rapide pour elle et qu’elle ne nous aura jamais vivants. Bonne
soirée.
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